Pourquoi tant de haine contre la loi anti-haine ?
La fameuse loi « anti-haine » sur Internet a été adoptée le 14 mai. Elle déclenche un déluge de critiques négatives. Y’avait-il une autre solution ?
Les torrents de haine sur Internet sont un fléau. Le premier des cinq fléaux que je décris dans mon livre « Faut-il quitter les réseaux sociaux« . Même si elle n’est « que » verbale, écrite, virtuelle, symbolique… la haine en ligne blesse profondément, notamment les plus jeunes et les plus faibles. Elle tue le débat et encourage la haine et son impunité, jusque dans le monde réel. Est-ce vraiment le prix à payer pour la sacro-sainte liberté d’expression ?
Sommaire
Un bouton d’alerte et des sanctions très lourdes
A partir de cet été, si la loi anti-haine entre en vigueur comme prévu, voici ce qui devrait se passer lorsque vous constaterez des propos haineux ou du harcèlement sur Facebook, Twitter ou Google : vous cliquerez sur un bouton spécial – le même sur toutes les plateformes – afin de signaler ce contenu. Si le message se révèle « manifestement haineux », comme des insultes racistes ou homophobes, Facebook ou Twitter aura alors 24 heures pour le faire disparaître (s’il s’agit de contenu terroriste ou pédopornographique, le délai sera seulement d’1 heure). Si elles ne s’exécutent pas, les plateformes risqueront des amendes, et même, au bout du bout, des sanctions financières très lourdes pouvant aller jusqu’à 4% de leur chiffre d’affaire mondial. Ces sanctions seront infligées par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. Parallèlement, les victimes pourront porter plainte auprès d’un Parquet spécialisé nouvellement créé.
La peur de la « censure »
Des opposants à cette nouvelle loi anti-haine relèvent deux problèmes majeurs :
1) Cette loi délègue aux plateformes Web (Facebook, Twitter, Google…) la responsabilité de décider seules, sans intervention d’un juge, ce qui doit être supprimé ou pas, lorsqu’il s’agit de contenus « entre deux » (« FDP« , est-il une injure manifeste ou une simple formule de style dans une discussion un peu animée ?).
2) Pour ne pas avoir d’ennui, les plateformes risquent de placer le curseur très bas, c’est-à-dire de supprimer à tour de bras le moindre contenu un peu « chaud », ce qui va revenir à instaurer un climat politiquement correct, voire une véritable censure (bye bye l’humour, la dérision, la contradiction, etc.).
Viennent ensuite, pêle-mêle, d’autres accusations, comme la peur des algorithmes, le risque de faux positifs (contenus supprimés par erreur), une mise en garde de la Commission Européenne contre la France accusée de faire cavalier seul ou encore le fait de voter une telle loi en pleine pandémie.
L’exemple allemand
Une loi un peu similaire, dite NetzDG, est en vigueur en Allemagne depuis 2017. Après des cafouillages au démarrage, il semble, comme le relève une étude de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), qu’il n’y a pas eu finalement de sur-suppression des contenus ni d’inflation des recours en justice. En revanche, les citoyens ont pris conscience qu’ils pouvaient se défendre lorsqu’ils étaient victimes de haine en ligne.
Déjà, la LCEN
En France, depuis la Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN) de 2004, les plateformes ont déjà l’obligation de retirer « promptement » tout contenu manifestement illicite. Cela a été instauré face au constat qu’un juge ne pouvait pas agir « promptement ». La nouvelle loi impose désormais un délai clair et net de 24 heures mais ne change pas fondamentalement grand chose quant à la délégation de responsabilité au profit des plateformes, qui est déjà une réalité. Le pragmatisme n’impose-t-il pas de s’en remettre à des automatismes pour le tout-venant ? Cela n’empêche pas l’intervention de la justice après coup en cas de litige, comme cela se passe en Allemagne.
La peur des « algoriiiithmes »
Autre chiffon rouge : les algorithmes (ce mot a mystérieusement remplacé les mots programmes ou logiciels dans le langage courant, comme pour signifier encore plus leur inhumanité, alors qu’ils ne sont pas synonymes). Les algorithmes, donc, risqueraient de prendre le pouvoir en assurant un filtrage automatique. En réalité, c’est oublier un peu vite que c’est déjà le cas. Faute de pouvoir tout contrôler à la main, les réseaux sociaux s’en remettent largement à des outils à base d’IA (chez Facebook ou Google, des moulinettes se chargent de filtrer les commentaires et les images selon des critères déterminés à l’avance; sur YouTube, le filtrage automatique des commentaires a rendu les espaces de dialogue un peu plus fréquentables ces dernières années). On sait que l’IA va devenir de plus en plus indispensable à la modération.
Des sécurités
Contre les risques de dérives, aussi bien des plateformes elles-mêmes que de leurs utilisateurs, deux verrous semblent avoir été mis en place dans la loi anti-haine :
- Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel sera chargé, non seulement d’infliger des sanctions, mais aussi de veiller à ce que les plateformes ne se montrent pas trop restrictives et c’est leur comportement global qui sera jugé.
- Les signalements abusifs seront passibles d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, ce qui devrait dissuader certains groupes organisés de demander la suppression de n’importe quel contenu pour un oui ou pour un non.
Liberté d’expression contre liberté de haïr
Les gardiens du Temple de « l’Internet d’avant » ont en horreur la moindre idée de régulation. En plus, ils reprochent aux pouvoirs publics de toujours s’en prendre aux hébergeurs, qui ne sont pas responsables des contenus publiés. Mais c’est oublier un peu vite que l’Internet des années 2020 n’est pas celui des années 1990. Il est loin le temps où les espaces de discussion n’étaient fréquentés que par des personnes respectueuses du débat d’idées. Les réseaux sont aujourd’hui envahis par des « barbares » inéduqués ou malintentionnés et par des groupes de pressions de tous ordres devenus des virtuoses de la manipulation.
On peut regretter que les réseaux sociaux se nourrissent, peu ou prou, des déferlements de haine qui alimentent l’audience. On peut, comme la Quadrature du Net, en appeler à une refonte complète du modèle économique de ces plateformes issues du capitalisme numérique. On peut espérer un monde meilleur où l’éducation ferait prendre conscience à chacun de la manière la plus respectueuse de se comporter en ligne. On peut, on peut, on peut…
Aucune loi n’est parfaite et il faudra attendre qu’elle se frotte à la réalité pour en découvrir les imperfections et les travers, mais condamner par avance et par principe toute tentative de mettre un peu d’ordre dans ce monde de cyber-brutes est-il raisonnable ?